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Jesner v. Arab Bank : quand l’originalisme américain marche sur la tête

2000px-Seal_of_the_United_States_Supreme_Court_svgCette contribution est la cinquième de la série consacrée à Jesner v Arab Bank sur ce blog. Les autres contributions (en Anglais) sont ici, ici, ici et ici.

C’est avec plaisir que j’accueille Paul Lorentz sur Rights as Usual. Paul est étudiant dans le Master 2 Droits de l’Homme, Sécurité et Développement  à la faculté de droit de l’Université catholique de Lille (France) où j’enseigne un cours “business and human rights” en Anglais. Cette contribution est la sienne.

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Mardi 24 avril 2018, la Cour Suprême des États-Unis rendait sa très attendue décision Jesner v. Arab Bank, qui a sans nul doute à peine commencé à faire couler l’encre des commentateurs juridiques.

Les faits sont simples : les requérants affirmaient que des officiels de l’Arab Bank, basée en Jordanie, avaient participé au financement de groupes terroristes au Moyen Orient, à tout le moins en permettant l’utilisation de la banque pour transférer les fonds. Ces fonds auraient transité électroniquement, notamment par le biais de la filiale de la banque à New York. Les requérants se sont alors basés sur l’Alien Tort Statute (ATS) pour chercher à engager la responsabilité de la banque jordanienne pour financement du terrorisme, qui a porté par-là atteinte à leurs droits humains (droit à la vie, prohibition des traitements inhumains et dégradants). Si la Cour avait déjà affirmé dans sa décision Kiobel v. Royal Dutch Shell (2013) qu’en l’absence de tout lien avec le territoire des États-Unis, du fait de la présomption d’inapplicabilité extraterritoriale de la législation domestique, les Cours américaines n’avaient pas compétence pour traiter du litige (sauf circonstances exceptionnelles touchant particulièrement le territoire des Etats-Unis), elle avait toutefois soigneusement évité de se prononcer sur la question des corporations étrangères et de leur responsabilité du fait de leurs filiales aux Etats-Unis.

La question qui se posait alors était de savoir si une juridiction américaine avait l’autorité et le pouvoir nécessaire afin d’imposer une responsabilité à une corporation sans que le Congrès n’ait donné d’instructions précises à cet effet.  Pour nier l’existence d’une compétence des Cours domestiques sur des corporations internationales basées à l’étranger, la Cour Suprême a utilisé principalement 3 arguments :

(a)  le manque d’une norme reconnue de responsabilité des personnes privées morales en droit international (faisant ainsi la confusion entre caractère normatif et justiciabilité) ;

(b)  un argument pour le moins douteux sur les possibles conséquences d’un « effet boomerang » sur les investissements américains à l’étranger (affirmant que nier la responsabilité des corporations pouvait en fait, sur le tableau général, aboutir à une amélioration de la situation des droits humains en ôtant des freins au développement) ;

(c) enfin, la partie dont il sera question dans cette contribution, l’intention initiale des rédacteurs.

Classiquement, deux options s’ouvraient à elle pour interpréter l’ATS, entre les conceptions originaliste et téléologique. Sans surprise dans la configuration actuelle de la Cour Suprême américaine, l’interprétation par référence aux intentions initiales du législateur a prévalu. L’objet de ce commentaire n’est pas de discuter des avantages de l’une ou l’autre des méthodes d’interprétation, mais plutôt de critiquer la rigidité avec laquelle la première a été appliquée, risquant d’aboutir très exactement à l’effet inverse de celui qui était recherché.

Dans Jesner, la Cour poursuit en fait le raisonnement qu’elle avait déjà initié dans Sosa v. Alvarez-Machain (2004), en affirmant que l’intention lors de la rédaction de l’ATS en 1789 était de prévenir des incidents diplomatiques. L’idée aurait alors été de s’assurer qu’un recours était ouvert aux potentiels requérants étrangers, afin de garantir l’existence d’un forum permettant la résolution des litiges mettant en jeu les intérêts d’un ressortissant étranger. Si l’interprétation de l’ATS l’amenait en fait à donner compétence aux Cours nationales sur des personnes morales étrangères, à travers leurs filiales aux Etats-Unis, cela pouvait avoir, comme dans la présente affaire, de sérieuses conséquences sur les relations diplomatiques entre les deux États, ce qui serait contraire à l’intention initiale des rédacteurs.

De fait, une décision aux potentielles répercussions diplomatiques importantes n’est pas dénuée de tout caractère politique. C’est l’argument qui a ici prévalu, en affirmant que le mandat d’interprétation conféré au juge ne permet pas de s’éloigner à tel point de l’intention initiale des rédacteurs qu’il aboutisse à un résultat diamétralement opposé à celui initialement recherché. Selon la Cour, il aurait donc fallu une autorisation positive du législateur.

Toutefois, la déduction de l’intention ne s’est pas faite sans quelques approximations significatives. Comme l’a très bien souligné l’opinion dissidente menée par le Juge Sotomayor, le texte (« The district courts shall have original jurisdiction of any civil action by an alien for a tort only, committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States. ») peut être éclairé sous plusieurs dimensions. Le choix de la majorité s’est ici porté sur une interprétation minimaliste, soutenant en fait que ce qui n’est pas affirmé ne peut pas être déduit. L’objectif affirmé est d’assurer un pouvoir discrétionnaire du juge minimum, qui n’a reçu ni le mandat ni la légitimité nécessaires pour exercer un pouvoir décisionnaire effectif.

Mais en appliquant un contrôle aussi strict, le juge américain est sans doute tombé dans l’excès inverse. Faire le choix de ne lire le texte de l’ATS que dans sa version minimale, est en lui-même politisé. La sélection des faits connexes éclairant la détermination de l’intention originelle a, sinon biaisé, du moins orienté la décision de la Cour. La majorité a ici choisi de ne considérer qu’une série d’évènements historiques qui, s’ils ont mené à la rédaction de l’ATS, n’englobent pas nécessairement l’entièreté des motifs et objectifs qui y ont présidé. La majorité a ici complètement ignoré le choix délibéré des termes « law of nations », concept évolutif depuis sa naissance, ou encore celui de définir un critère pour l’une des parties (le requérant), mais laissant un vide concernant le défendant. Si le législateur avait voulu strictement restreindre les normes applicables, ou la qualité de défendant, il avait alors toute latitude pour le faire.  Même en admettant que l’intention originelle était uniquement de permettre un forum de résolution des litiges internationaux, limiter la portée de l’ATS aux personnes physiques aurait même une tendance à aboutir à un raisonnement assez absurde selon lequel elles seules peuvent causer des tensions diplomatiques.

Ne pas même mentionner ces choix négatifs pour déterminer son intention, c’est tout autant infantiliser le législateur que de l’interpréter avec la plus grande liberté. Pour pouvoir utilement et légitimement se référer à la doctrine originaliste, il aurait fallu que l’intention soit déterminée avec un degré suffisant de certitude, que la Cour n’a pas même évoqué ici. Si l’on souhaite faire une très large part au législateur, alors la cohérence aurait appelé une analyse rigoureuse, un examen approfondi de ses motivations, qui n’ont pas été valablement conduits ici. L’objet n’est pas de critiquer la validité d’une réserve si les conséquences politiques sont importantes, mais de souligner le besoin d’une cohérence dans son application.

De Charybde, la Cour est finalement tombée en Scylla. En cherchant à éviter l’écueil du gouvernement des juges, elle a finalement pris l’eau de l’autre bord. A trop se refuser à interpréter, elle a finalement interprété négativement.

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